Pouvons-nous trouver un havre en forme de silence ? Une échappée belle dans une clairière ? Alors nous pourrions nous empresser de déplier des chaises longues et nous laisserions s’envoler les cerfs-volants au-dessus des
arbres à moins que nous nous décidions à courir derrière eux, à quelque distance. Mais il ne faut pas s’y tromper, la nuit nous précède toujours, ce n’est pas un songe mais plutôt une épaisse noirceur, comme une connivence avec les abîmes. Si nous sommes au bord des précipices, nous parvenons encore à les dompter, mais pour combien de temps ? « L’homme n’a point de port » écrivit Lamartine. Il passe comme le temps qui s’écoule à la manière d’une rivière aux accents inconnus. Existe-t-il des refuges dans les arrière-salles, des mondes impeccables où vivre soit une issue et non une crise, où les roses de tous les jardins pourront s’épanouir, à quelque distance de leurs pots et même des jardiniers ? L’époque proclame la crise des authenticités, le déversement des obscurités sur tous les coins de la planète. Là c’est un déchainement de fanatismes, ailleurs un déploiement illimité de marchandises, partout des misères qui augmentent et des pauvretés qui prospèrent. Les inégalités nous replongent au coeur du 19e siècle tandis que les intégrismes nous ramènent vers le Moyen Âge. Dans les eaux sombres qui ont renversé les digues, l’individu est devenu une valeur précaire, sans attache réelle, sans pouvoir apparent. Pouvons-nous redonner ses lettres de noblesse à une politique de l’individu ? Les raisons d’état, les obscurantismes fanatiques veulent le broyer mais il revient, sans port, à la surface d’une eau sans attaches. « L’homme n’a point de port », c’est pourquoi il peut partir, tenter un ailleurs, ici ou là. Dans l’errance, les bagages ne sont pas utiles. Il faudra, cette année, faire le portrait sensible et intellectuel de cet homme sans qualités d’aujourd’hui, frêle comme un roseau, mais lui restituer son pouvoir d’être, qui tantôt se réfugie derrière tous les parapets identitaires du monde, tantôt explore des communs, des chemins qui mènent ailleurs. La possibilité de la révolte, c’est la possibilité de l’individu. Mais la possibilité de l’amour, c’est l’impossibilité du renoncement. Nous pensons au TnBA que l’heure est venue d’interroger l’individu d’aujourd’hui pour mieux comprendre notre anthropologie contemporaine, à quel régime d’homme nous sommes attachés, vers quel rivage nous pouvons aller. Il n’y a pas de barques toutes prêtes ni de tenue amphibie qui nous attendent mais seulement les phares énigmatiques de silhouettes intellectuelles qui nous préviennent, aujourd’hui encore, de ce que sera demain. Écoutons-les ! Parlons-en !
Guillaume Le Blanc
Philosophe
« L’individu est-il ingouvernable ? »
Roland Gori est psychanalyste à Marseille et professeur de psychologie clinique à l’Université d’Aix-Marseille. Il est l’auteur de nombreux livres sur la psychanalyse. Il a contribué à émettre une critique de la pulsion d’expertise et d’évaluation inhérente à nos sociétés de contrôle dans le champ de la santé mentale mais également dans tous les registres des institutions et du travail. Il a lancé en décembre 2008 avec Stefan Chedri « L’appel des appels » qui a récolté plus de 20 000 signatures en quelques semaines et 80 000 actuellement. Cet appel est adressé aux professionnels du soin, aux enseignants, aux professionnels de la culture, de la justice... et les encourage à se rassembler et à
s’opposer aux logiques d’évaluation et de normalisation dont ils sont l’objet. Il a notamment publié Faut-il renoncer à la liberté pour être bienheureux (Les liens qui libèrent, 2014) et La fabrique des imposteurs (Les liens qui libèrent, 2013).
« On veut nous faire taire en nous subordonnant aux donneurs de chiffres. De plus en plus, nous nous mettons à croire aux chiffres comme hier en l’animisme (…). Nous devons à tout prix nous libérer de cette tendance ». Il publie à la rentrée un ouvrage intitulé L’individu est-il ingouvernable ?